II
– La grande chaleur m’est funeste, avoua tristement M. de Clergerie.
Presque invisible au fond du fauteuil de molesquine, il agitait de droite à gauche une main mourante. Il tamponnait, de l’autre, à petits coups, d’un morceau d’ouate imbibé d’éther, sa cuisse nue. À travers les volets clos, un rayon de soleil vint luire au dos de M. La Pérouse essuyant avec une gravité sacerdotale la mince aiguille de platine. Une tristesse absurde pesait sur les choses.
– N’est-ce pas ? reprit l’historien, déjà inquiet.
L’illustre psychiatre tourna vers lui, lentement, son visage triangulaire, où les deux pommettes luisent d’un éclat suspect.
– Funeste est un bien gros mot, cher ami, fit-il. À peine supposerais-je une infection légère. Ne vous en plaignez pas ! L’infection légère nous immunise contre de plus graves, en favorisant la multiplication des anticorps, si précieux. La santé n’est qu’une chimère. Ce vocable introduit dans nos hypothèses la notion d’équilibre, de beauté. Or j’estime qu’un biologiste, un médecin qui travaille avec l’illusion d’une sorte d’harmonie universelle ne fera jamais que des sottises. En effet la vie n’a ni méthode, ni principes, rien qu’une ignoble obstination. Pour un résultat de néant, voyez ce qu’elle gâche !
Il éleva les bras, ouvrit et ferma les mains comme s’il brassait une matière molle et gluante, avec une frénétique grimace de la bouche, déjà imperceptiblement déviée. M. de Clergerie s’efforçait de rire.
– Allons, allons ! maître, cher ami... Lorsque tant de malheureux vous bénissent ! À quoi bon vous calomnier ? Quelle amère plaisanterie !
Mais La Pérouse recommençait de pétrir et de malaxer une boue invisible :
– Je suis un chaste, reprit-il de la même voix douce, rêveuse... je suis un chaste comme beaucoup de laborieux, Balzac, Zola. Le désir empoisonne le sang du commun des hommes. Que voulez-vous ? On peut prendre les choses en long, en large, de biais, il n’y a jamais qu’un enchaînement de saloperies !
Il s’arrêta net, rougit et fourra brusquement les mains dans ses poches, afin de cacher sans doute ce léger tremblement des doigts, signe tragique qui, depuis des mois, n’échappait plus aux internes de son service.
– Je ne vois pas... non ! je ne vois pas ! répétait M. de Clergerie avec un accent plaintif.
Il sentait obscurément la déchéance, chaque jour plus profonde, désormais irrémédiable, de l’extravagante et puissante nature dont il avait si longtemps subi l’ascendant. Mais il n’eût pas encore osé renier en face le sorcier bienfaisant, maître des angoisses et des obsessions, auquel il avait remis son âme. Les paradoxes écumants, les contradictions tour à tour féroces ou naïves, ces injures obscènes, et jusqu’à ces cris de douleur, n’était-ce pas comme les ruines éparses de dix volumes d’observations cliniques irréprochables et de généralisations assez hardies pour avoir retenu un moment l’attention des sages ? L’œuvre tout entière avec le coûteux et trompeur arsenal bibliographique, ses tables, ses schémas, ses statistiques, était sortie sans doute des ruminations d’un adolescent timide et chimérique, incapable de surmonter les terreurs, les envies ou les dégoûts de la puberté. Misérables paradoxes, si misérables depuis que la volonté agonisante ne savait plus les retenir, les livrait tels quels à la curiosité malicieuse des élèves et des rivaux... D’ailleurs, lequel parmi les confrères impitoyables qui se répétaient, en souriant, les derniers propos du maître déchu, eût été capable de marquer le point exact, l’heure fatale, où l’imagination à la fois puissante et puérile, accélérant son rythme, avait commencé d’empoisonner la pensée au lieu de la féconder ?
– Ah !... vous ne voyez pas ? s’écria La Pérouse, sur un ton d’une profonde surprise.
Il redressa le buste, les bras toujours appuyés aux accoudoirs, s’étudiant visiblement à rester calme, impassible, avec ce mouvement impérieux du menton qui avait rendu l’espoir à tant de lâches. Et dans son visage raidi, rien ne bougeait plus qu’une ombre sur la joue droite, le tic imperceptible d’un nerf rebelle, pareil à une ride de l’eau.
– Vous êtes un noble cœur déçu ! protesta M. de Clergerie au désespoir.
– Non... per... permettez... Je radote, fit La Pérouse, après un long silence... Je radote certainement... C’est le temps... sept cent quatre-vingt-cinq millimètres de pression, pensez donc ! reprit-il avec une gravité sinistre.
Et comme si le son même de sa voix ne fût parvenu que lentement à ses oreilles, venu d’une bouche étrangère, il écouta curieusement, eut un sursaut léger, pâlit. Son visage reprit peu à peu l’air de douceur rêveuse, presque égarée qui contraste si étrangement avec son modelé un peu brutal, les reliefs et les creux, le grain même de la peau gercée par le soleil ou la pluie, le grand air, les saisons, et dont on ne reconnaît qu’à la longue le gonflement suspect, la flétrissure bouffie particulière aux malades de son espèce. Puis il se fit un nouveau silence...
M. de Clergerie toussa, cracha, et de guerre lasse essuya soigneusement son binocle.
– Je suis si surpris, si étonné, dit-il. Je voulais justement, ce matin, vous entretenir d’une affaire sérieuse, très sérieuse... enfin de celles que nos ancêtres appelaient des affaires de famille : il n’en est point d’indifférentes.
Il tourna vers La Pérouse, à la dérobée, deux yeux inquiets qu’il abaissa presque aussitôt vers le tapis.
– Voilà. J’avais besoin de m’habituer peu à peu à l’idée d’un nouveau mariage... Jusqu’ici, je me suis d’ailleurs très habilement ménagé... Oh ! grand ami, vous avez raison ! À défaut de volonté, une certaine prudence, une attention minutieuse atténuent merveilleusement tous les chocs. On me croit beaucoup plus émotif, à mesure que j’émousse au contraire une sensibilité dont les excès m’ont fait tant de mal... C’est que, sur vos conseils, je m’applique, le cas échéant, à dissiper en gestes, en attitudes, les impressions dangereuses pour mon repos. Ma fille elle-même s’y trompe... Je regrette de l’inquiéter... Pourquoi froncez-vous les sourcils ?
– Je n’aime pas beaucoup vous entendre parler de Mademoiselle votre fille, dit simplement La Pérouse qui se mit à marcher de long en large à travers la pièce. Médicalement, je ne sais rien d’elle, je n’en veux rien savoir. J’aurais seulement souhaité, jadis, en raison de certaines influences héréditaires, que vous consultiez Baour, ou Duriage, peut-être... à l’époque critique, à l’époque de la formation. L’occasion est manquée, n’en parlons plus.
– Alors vous croyez... vous craignez... vous pouvez craindre ? implora Clergerie, déjà bouleversé. Craindre quoi ?...
Il bégayait, bredouillait, sans réussir à se taire, comme si le regard prodigieusement attentif du maître lui eût arraché ce pauvre aveu. Car c’était bien le maître autrefois honoré, rival heureux de Charcot vieillissant, le grossier mais tout-puissant forceur de secrets, le cruel redresseur d’énergies défaillantes, berger d’un troupeau hagard, qui la tête un peu penchée sur l’épaule droite, transfiguré par une curiosité impitoyable, inassouvie, furieuse, ainsi que par une jeunesse éternelle, l’invitait doucement à poursuivre...
Mais, avant même qu’il n’eût répondu, La Pérouse jeta par-dessus son épaule, d’une voix dure, cette voix célèbre dont la vulgarité n’arrivait pas à déshonorer le timbre impérieux :
– Parlons franchement, comme toujours. Vous vous laissez arrêter par un fétu. À la vérité, vous redoutez quelque chose sans savoir quoi, et il arrive que ce malaise obscur, indéfinissable, s’est peu à peu fixé sur la personne de votre fille, dont vous vous plaignez d’ignorer l’opinion touchant votre mariage, bien que vous supposiez, d’ailleurs gratuitement, qu’elle ne l’approuve pas. Mais n’y a-t-il pas autre chose ? Et mon métier n’est-il pas, justement, d’amener cela, cette autre chose, dans le petit faisceau du regard, par l’interprétation la plus simple, la plus simple possible, je ne dis pas la plus rationnelle, notez-le. Oh ! je ne vais rien vous apprendre d’effrayant, je vous demande seulement de la sincérité, du sang-froid... Hé bien ! cher ami, vous doutez de votre fille, voilà le point à toucher du doigt. Est-ce que cela vous fait mal ? Remarquez que je ne parle même pas en médecin... Mon observation serait celle de n’importe quel témoin de bon sens.
Si cruel que fût au malheureux Clergerie un coup de lancette trop brutal, il ne sentit d’abord que la délicieuse rémission de la honte qui suit l’aveu, et dans sa joie d’être enfin délivré d’un secret qu’une volonté plus forte venait d’arracher de sa conscience, les larmes lui vinrent aux yeux. Il prononça le nom de Chantal avec une véritable ferveur.
–Douter de Chantal ? Allons donc !... D’ailleurs, comment l’entendez-vous ?
– Fort naïvement, reprit La Pérouse, déjà fixé sur l’issue d’une lutte inégale et qui observait distraitement son patient, d’un air d’ennui. Il est peu de pères au monde qui n’aient fait un jour ou l’autre la même expérience. On s’aperçoit toujours trop tard que les enfants ont une vie propre, particulière, à laquelle nous n’avons pas accès. Voudraient-ils nous y introduire qu’ils s’y efforceraient en vain.
– Non, je ne doute pas d’elle ! répéta M. de Clergerie. En aucune manière. La seule supposition en est absurde. À peine pourrais-je avouer – oh ! par un scrupule de sincérité absolue ! – que, depuis quelques semaines, j’ai le sentiment confus de certaines obligations... certains devoirs peut-être auxquels je me suis jusqu’ici dérobé... en quelque mesure... à mon insu. Oui, peut-être ai-je trop compté sur la sagesse précoce, l’expérience, l’esprit de modération, de mesure... Peut-être ma fille est-elle moins défendue que je ne l’eusse pensé contre les entraînements, les illusions d’une admirable générosité de cœur.
– C’est ce que je disais, répondit La Pérouse paisiblement. Certes, vous n’êtes que trop enclin au soupçon. On commence par des ruminations bénignes, on y prend goût, et on finit par devenir insensiblement un véritable paranoïaque. La chose est banale.
– Permettez, permettez... protesta faiblement l’historien, moi aussi, j’ai des droits, des devoirs... Il ne m’est pas possible de me désintéresser entièrement...
– Laissez-moi ajouter quelques mots, reprit le psychiatre, car il faut conclure. Vous n’avez jamais trouvé ni dans votre fille, ni jadis dans votre femme, l’être complémentaire que chacun recherche, le témoin privilégié de notre vie, juste assez au-dessous de nous pour ménager notre orgueil, envers qui l’indulgence est aisée, facile, devant qui nous n’aurons jamais à rougir. Or à l’âge où vous êtes, les déceptions, les humiliations de jadis ont tendance à reparaître à ce seuil de la conscience, comme ces plaies chroniques qui entrent en suppuration à chaque équinoxe d’automne. Il est de plus en plus clair que l’image de votre fille se superpose dans votre pensée à celle de feu Mme de Clergerie. Je vois là un danger, un danger grave. On n’en finit jamais avec les morts, les morts sont tenaces... Vous comprenez que je plaisante ? C’est nous qui ressuscitons les morts. Les morts sont nos vieux péchés. Allons, un peu de courage : ne cherchez pas à ruser, à biaiser avec ce sentiment humiliant de la supériorité d’autrui. Regardez-le sans rougir. Convenez même qu’il inspire votre conduite. Votre femme, votre fille ne furent jamais ni meilleures ni pires que vous : on a la morale de ses glandes. Vous manquiez seulement, à quelque degré, du sens poétique, grâce auquel nous donnons à nos actes leur couleur morale. Finissons-en... Vous n’oubliez pas nos petites conventions ? Certes, je ne nierai pas les bienfaits de la confession, telle que l’Église catholique la propose à ses fidèles ! Vous êtes libre d’en user ; elle n’est dangereuse que pour un nombre restreint de patients... Néanmoins vous savez que notre conception, à nous psychiatres, est assez différente. Nous entreprenons de vidanger non seulement le conscient, mais l’inconscient ; l’opération est plus rude. Une fois de plus, ne vous effrayez donc pas d’avoir à exprimer grossièrement, cyniquement, des intentions qui vous auraient paru, il y a dix minutes encore, presque ignobles. Allons ! Vous allez répéter après moi, bien exactement, à voix haute, en appuyant sur chaque syllabe...
– Non, dit M. de Clergerie, non et non ! Je ne méconnais pas vos intentions, cher ami, ni l’efficacité de vos méthodes – elles m’ont servi, je l’avoue. C’est là un remède héroïque... héroïque..., héroïque...
Il répéta trois fois le mot, ainsi qu’un puissant exorcisme. Il le jetait de ses dernières forces, à la face de son bourreau :
– Vous savez que je ne me refuse pas... d’ordinaire... à forcer ainsi... sur vos conseils... jusqu’à l’absurde... jusqu’à l’odieux... des sentiments – de ces sentiments involontaires, spontanés, qu’un honnête homme évite de juger, d’examiner de trop près. Mais j’estime que votre science – votre sollicitude même... doit s’arrêter au seuil... au seuil sacré... enfin au seuil de la famille. N’est-ce pas ? Je vous supplie de réfléchir...
– Assez ! interrompit La Pérouse fort sèchement, bien que ce laconique adverbe fût prononcé de telle manière qu’il fit plutôt penser à l’intervention décisive d’un chirurgien brutal et bienfaisant. Nous perdons chaque fois du temps. Parlez-moi comme on parle à un mur. Que vous importe, puisque nous ne sommes moralement responsables que de notre conscient – l’inconscient est incontrôlable. D’ailleurs, j’en ai entendu bien d’autres !
– Vous... vous risquez d’abuser, supplia M. de Clergerie. Réellement vous abusez... d’une dépression physique... Ma... ma fatigue...
– Excellent symptôme, dit La Pérouse presque riant. Votre malaise prouve que j’ai deviné juste... Nous sommes en train d’ébranler des racines diablement adhérentes, profondes... Ah ! cher ami, nous sommes bien payés de nos peines lorsque nous arrachons, mettons au jour...
Il arrondit les lèvres, et aspira l’air entre ses dents jointes, avidement.
– Quel cauchemar... gémit Clergerie, quelle grossièreté ! Où voulez-vous en venir ? Où m’entraînez-vous ?
Mais il est douteux que La Pérouse l’entendît, et d’ailleurs la misérable plainte ne dépassa probablement pas le rempart de livres et de feuillets blancs. Jusqu’alors, jamais l’illustre professeur n’avait ainsi abusé d’un avantage remporté sur sa fragile victime. Cette fois, il parut perdre un moment toute retenue, tout contrôle de son dangereux plaisir.
– Si, si ! je comprends votre dégoût, fit-il. Pas d’enfantillage, par exemple ! Restons calmes, sérieux. La vie psychique, c’est encore la vie – je veux dire une manœuvre sournoise, ignoble, contre la pureté, la majesté de la mort. On a beau rêver le froid, le blanc... Tenez ! mieux encore : la nuit sidérale, impolluée, le noir absolu, lisse, vide, stérile... Hélas ! les espaces interstellaires sont eux-mêmes fécondés, la lumière froide transporte le germe d’un ciel à l’autre, le berce au rythme absurde de cinq cents milliards de vibrations par seconde sans le tuer. Ni le froid, ni le chaud n’auront raison de l’abjecte sécrétion de la vie, un dieu ne réussirait pas à cautériser d’un coup, à la fois, tous les points de suppuration... Le prix inestimable que j’attache...
Il frappa doucement du plat de la main sur la vitre, la caressa.
– J’allais m’emballer, fit-il. Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? Ne retenez qu’une chose : la petite violence que je m’apprête à vous faire subir n’a qu’un but ; rien de pire qu’une obsession qui emprunte le caractère d’un scrupule religieux, moral. Je vous prouve que celle-ci est suspecte, puis je vous contrains de l’avouer en ma présence, afin de fixer un sentiment de déception, de honte, exactement comme le photographe fixe une image fugitive sur la plaque sensible, par un lavage approprié.
Il marchait à travers la chambre, scandant chaque syllabe d’un geste vigoureux du bras droit. Faisant demi-tour, il s’arrêta brusquement devant son singulier client. Clergerie laissait voir entre ses dix doigts écartés son visage luisant où les larmes et la sueur mêlées faisaient une espèce d’écume... Il pleurait.
– Je suis un fou, bredouillait-il, un fou... un malheureux fou... névrose héréditaire... peur de souffrir... Tout de même !... Jouer cette affreuse comédie... l’abdication... l’abdication de ma dignité... Ai-je le droit ?
Mais en entendant prononcer le mot de fou, l’extraordinaire psychiatre venait de jeter la tête en arrière, avec un furieux mouvement des épaules :
– Fou ? Comment, fou ?... Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Fou ! (Son front et son cou s’étaient instantanément teints d’écarlate.) J’ai les plus grands égards pour mes malades. Néanmoins je ne dois pas tolérer – entendez-vous ? – je-ne-dois-pas, dans leur intérêt, tolérer qu’ils perdent le respect. Où irions-nous ? Remarquez que je n’ai même plus la ressource de vous priver de mes services, monsieur. Non, monsieur ! Je ne puis vous donner à l’un de mes confrères dans l’état où vous êtes, en plein traitement, alors que nous commençons seulement à établir la psychogenèse de votre névrose. Abuser de ce scrupule professionnel serait d’un lâche, monsieur, oui – d’un lâche... Parfaitement.
– Voyons, voyons... supplia Clergerie... vous m’avez laissé chaque fois le temps nécessaire... fort courtoisement... humainement. Croyez bien que je ne vois là, sans doute, qu’une sorte de rite – sans conséquence – un rite ingénieux... enfin une simple formalité... Néanmoins...
– Alors, allez au diable ! Vous porterez la responsabilité de ce qui va suivre. On n’abandonne pas impunément une cure comme celle-ci, à la période de transfert. Je tiens à ce que vous n’ignoriez pas qu’une névrose de l’espèce de la vôtre peut constituer le noyau de cristallisation, ou l’étape préparatoire d’une véritable psychonévrose. Il n’est pas si rare de voir un anxieux devenir hystérique, et un hypocondriaque obsédé.
– Permettez, cher ami... vous ne me ferez pas croire que la moindre résistance à l’une de vos suggestions ait nécessairement des conséquences aussi graves. Je crains que vous n’ayez pris au tragique de ces inquiétudes vagues que connaissent bien tous les pères de famille... Peut-être ai-je prononcé des paroles imprudentes ?... Vous passionnez terriblement le débat... conclut-il avec un douloureux sourire. La Pérouse venait de cacher hâtivement ses mains derrière son dos. Il hurla :
– Vous m’avez cependant demandé mon avis sur le cas particulier de Mademoiselle votre fille.
– Sans doute... Je ne retire rien.
– Hé bien, nous sommes d’accord. Je ne prétends que vous renseigner. J’agirai avec une prudence extrême, je ne propose aucun traitement. Traiter quoi ? La jeune personne paraît normale, absolument normale. Très pieuse, dites-vous ? Et après ? Je n’ai pas à distinguer ici l’introversion religieuse des autres cas de sublimation. Nous ne tenons nullement l’introverti pour un névropathe, mais pour un esprit en état d’instabilité. Il est seulement indispensable que nous agissions de concert... Pourquoi ne vous avouerais-je pas que ce cas m’intéresse ? J’ai raté l’abbé Chevance d’un rien, d’un cheveu, Mme d’Arpenans a failli me le faire rencontrer chez votre ami Tissier. Il était alors – comment dites-vous ?... prêtre auxiliaire ? habitué ? n’importe ! à Notre-Dame-des-Victoires. Mon collègue Dubois-Danjoux prétend qu’on voyait se succéder là-bas, à son confessionnal, toutes les cuisinières hystériques, d’où son nom, incompréhensible jusqu’alors pour moi, de confesseur des bonnes... D’ailleurs un maniaque exquis, une sorte de saint.
– Je déplore sa perte, dit gravement Clergerie, reprenant courage à mesure que semblait se détourner de lui l’attention de son bienfaisant bourreau. Je l’ai entendu regretter lui-même, devant une nombreuse assemblée, l’indiscrétion de ses pénitentes.
– Vraiment ? Vous êtes sûr ? riposta M. La Pérouse, avec un prodigieux intérêt. Le feu de son regard s’éteignit aussitôt ; il se mit à branler la tête avec douceur, en retroussant bizarrement la lèvre, jusqu’à découvrir non seulement les dents, mais les gencives.
– On m’accuse parfois d’un matérialisme grossier, brutal. Quelle sottise ! J’ai passé ma vie à chercher des sources pures, il me semble que je les flaire à travers le monde, les hommes. Qu’avons-nous à apprendre de nos malades, je vous le demande ?
Presque rien. Tous nos résultats sont faussés. Neuf fois sur dix la simulation est évidente, sans que l’interrogatoire le plus minutieux réussisse à cerner le mensonge.
– Cher grand ami, reprit l’historien, redoublant (à son insu peut-être) de gravité, d’autorité ; je ne suis pas un père irréprochable, mais je ne crois pas être, du moins, un père aveugle. Si injustement, si cruellement que vous ayez incriminé mes modestes intentions, je vous remercie. La lutte que je soutiens avec moi-même, depuis des semaines, doit prendre fin. J’y compromettais ma raison, ma santé, le pain de notre famille, ma chance d’un prochain établissement. Enfin j’allais commettre les mêmes fautes qui ont rendu mon premier ménage si malheureux. Bref, je vous fais volontiers délégation d’une part de mes droits paternels. Retenez seulement que ma fille est la sincérité même. Vous allez vous trouver (si j’ose hasarder cette image incorrecte) devant la conscience la plus délicate, la plus nuancée... Oh ! certes, j’admire votre respect du fait religieux. Tout croyant que je m’honore d’être, je n’ai garde de sous-estimer les services rendus à un catholicisme modernisé, progressif, par des savants tels que vous ! Aujourd’hui la psychanalyse – une psychanalyse assagie –, hier le pragmatisme de James, l’antiintellectualisme bergsonien... et pourquoi pas ? M. Renouvier lui-même !... un certain idéalisme, en somme, réconcilie toutes les croyances ! Mais on n’épargne jamais assez une sensibilité trop fragile... Vous êtes psychiatre. Il vous arrive de demander l’avis d’un confrère spécialiste de la gorge, des reins, du cœur... Hé bien, j’avais prié notre éminent ami, M. l’abbé Cénabre, de mener de son côté, par ses propres moyens, sa petite enquête... Ma tranquillité serait parfaite si vous consentiez à... vous aider de... son expérience. C’est un des maîtres de la vie spirituelle. D’autre part, sa loyauté d’érudit, de savant... Le front et la nuque de M. La Pérouse se colorèrent de nouveau, aussi brusquement que la première fois.
– Votre Cénabre, bredouilla-t-il, votre Cénabre !... Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? Cénabre ! Vous voudriez que dans ma situation, à mon âge...
Il ne songeait plus à dissimuler ses mains : elles tremblaient sous le nez de M. de Clergerie épouvanté par l’explosion de cette incompréhensible fureur.
– Mon Cénabre ! voyons ! grand ami... La personne même de M. l’abbé Cénabre...
– Je n’ai jamais accepté de partager avec qui que ce fût la responsabilité d’un traitement, dit le psychiatre, en apparence un peu calmé, bien qu’il parlât d’une voix monocorde, insupportable. Comprenez ce mouvement d’humeur. Vous m’avez confié votre fille. Elle m’est désormais sacrée. Oui, monsieur, on ne toucherait pas un cheveu de cette jeune personne sans ma permission, hors de mon contrôle. Je joue ma réputation, moi, monsieur, dans cette affaire... Cénabre, lui !...
Il se dirigea vers la porte, que déjà l’infortuné Clergerie couvrait de son corps.
– De grâce ! supplia-t-il, on peut nous entendre... Comment me serais-je douté ? Que se passe-t-il ? Enfin, vous m’expliquerez plus tard... Ces messieurs sont à deux pas de nous, dans la bibliothèque... pensez donc ! Derrière cette cloison de papier ! reprit-il en frappant le mur du coude, avec désespoir.
– Je ne lui reproche rien, continuait La Pérouse sans baisser le ton. Vous paraissez ignorer combien cette sorte d’enquête à laquelle je procède auprès de chaque nouveau malade est une opération délicate, intime – du caractère le plus intime... La moindre erreur de manœuvre risque de nous faire tomber dans l’absurde, ou dans l’odieux. Suivre le réseau si fin, si délié, si fragile des complexes, démonter pièce à pièce les systèmes d’ingénieuses compensations aux tendances hédoniques, trouver l’imperceptible point d’arrêt, la césure d’un développement trop tardif ou trop précoce, – quel sang-froid cela réclame ! quelle pureté d’intention, quelle pureté ! Oui, quelle pureté ! Il y faudrait le génie des deux sexes à la fois, la puissance de l’un, la pudeur, la délicatesse de l’autre – une espèce d’androgynat, mon rêve !
– Et vous me proposez la collaboration, que dis-je ! la surveillance d’un homme qui sue la virilité par tous les pores...
Il pâlit de dégoût.
– Je vous adjure..., commença Clergerie.
La surprise et la colère, en même temps que la terreur d’être entendu, donnaient à son humble regard, ordinairement si furtif, une fixité désagréable. La Pérouse éclata de rire.
– Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ?... Laborieux, austère..., oui, oui !... Austère est bien vite dit ! Seulement, il s’agit de ne pas confondre l’austérité avec une des formes de la mélancolie que nous connaissons tous – le pressentiment de la paralysie de la moelle, mon cher. Ah ! Ah !
– Je vous adjure de reprendre votre sang-froid... La Pérouse, comment osezvous parler ainsi d’un maître... d’un maître exemplaire... dont la vie privée est audessus de tout soupçon ? Si ! écoutez-moi... encore un mot ! Je crois devoir vous répéter... Mais où diable allez-vous ? Qu’allez-vous faire ? C’est une véritable provoca...
Le reste se perdit dans un murmure confus, car le psychiatre venait de refermer la porte. Sa dernière vision fut d’un Clergerie si béant de stupeur, que, dans le tumulte de ses pensées, il eut le sentiment vague d’une erreur commise, ce pincement du diaphragme particulier aux distraits, lorsqu’une présence étrangère, à peine distincte, déjà s’impose à leur songe. Mais le système d’images demi-délirantes que la fureur et la déception avaient formé un moment plus tôt restait trop cohérent pour ne pas l’emporter, une fraction de seconde du moins, sur le témoignage même des sens. À ce retard presque imperceptible, à la brisure du rythme intérieur, on eût pu sans doute mesurer le progrès de sa démence. Car bien avant que l’intelligence, enfin pétrifiée, ne se fixe pour jamais dans une immobilité monstrueuse, vraiment minérale, et qui fait un si cruel contraste avec la vaine agitation des membres, les images ont une viscosité singulière, s’agglutinent, n’en finissent plus de quitter le champ de la conscience, y laissent une traînée brillante. Et pourtant, cette fois encore, le geste de La Pérouse devança la pensée, en sorte que son attitude fut réellement celle d’un étourdi qui s’est trompé de porte et se retrouve dans la pénombre d’une bibliothèque aux volets clos, quand il croyait déboucher sur un jardin. Sa voix seule l’eût trahi, peut-être.
– Je vous présente mes excuses, fit-il. Où ai-je la tête ?
– Sur vos épaules, monsieur, répondit l’abbé Cénabre. Permettez-moi une innocente plaisanterie. À en croire quelques-uns des administrés du gouverneur Pescennius, le premier évêque de Paris et ses compagnons Rustique et Éleuthère n’eussent pu en dire autant.
On entendit le rire unique, que Lagarrigue compare au roulement du petit tambour d’écorce soudanais, et qui sembla monter tout d’un trait de cette poitrine profonde. Il faillit faire perdre contenance au médecin.
Mais La Pérouse n’est pas homme à céder la place. Il a mieux que le sang-froid du courtisan que rien n’embarrasse, l’impassible grossièreté du maître de tant de secrets honteux ou lamentables, dressé à forcer, comme d’un seul coup de bélier, en quelques mots impitoyables, des âmes d’avance rendues, qu’il serait dangereux de ménager.
– J’ai la voix trop haute et trop claire, dit-il avec une franchise sauvage, et vous avez eu tort d’écouter. Sur le chapitre de certains syndromes d’un caractère spécial, un prêtre est toujours un peu secret. La vieille morale empirique voyait à tort dans l’hypersexuel l’homme dangereux, l’homme de désordre. On devrait se souvenir que toutes les révolutions ont été faites par des eunuques : Jean-Jacques, Robespierre, Cromwell, étaient des pisse-froid.
L’abbé Cénabre posa sans hâte le livre qu’il tenait à la main, et dans le mouvement qu’il fit pour se lever, sa tête et ses épaules rentrèrent dans l’ombre. Un mince rayon de soleil jouait sur sa pauvre chaîne de montre.
– Je devine que vous désirez éviter un malentendu possible grâce à un excès de sincérité, dit-il. Mais je ne comprends pas un traître mot à ce que je viens d’entendre. Qu’ai-je à faire avec Jean-Jacques, Robespierre ou Cromwell ? Ce sont là des propos de médium. Rassurez-vous d’ailleurs : il est impossible de surprendre une conversation ici, d’une pièce à l’autre. L’expérience vous en convaincra très aisément. Il se rassit doucement. La lumière venait maintenant au ras de ses épais cheveux, à peine gris. Son regard attentif luisait au-dessous. La tristesse inexorable en frappa La Pérouse. Une réplique insolente qu’il préparait sécha sur ses lèvres. Il haussa seulement les épaules, fit un geste de doute ou d’impuissance et rentra dans le bureau qu’il traversa sans tourner la tête. Derrière son rempart d’in-quarto, Clergerie n’adressa qu’à la porte trop vite refermée un vague sourire douloureux.